Bruxelles, ma région (12.2000)
Bruxelles, ma région (n°2)

Amélie Nothomb : 'Bruxelles c'est la paix ; Paris, c'est la guerre !' Qui n'a jamais entendu parler d'Amélie Nothomb, l'écrivain belge le plus célèbre de sa génération ? Née au Japon en 1967, elle ne découvre véritablement l'Europe qu'à 17 ans, lorqu'elle s'inscrit à l'Université Libre de Bruxelles où elle obtiendra un diplôme en philologie romane. Après un nouveau séjour au Japon, où elle travaille comme interprête, elle revient en Belgique et publie son premier roman, "L'Hygiène de l'assassin", à Paris, chez Albin Michel, en 1992. Depuis, c'est le succès croissant, phénoménal, diront certains, puisque son avant-dernière création littéraire, Stupeur et tremblements s'est vendue à près d'un demi-million d'exemplaires. À l'heure actuelle l'oeuvre d'Amélie Nothomb a déjà été traduite en plus de 27 langues ! À l'occasion de la sortie de son neuvième livre, Métaphysique des tubes, nous avons rencontré cette bruxelloise fraîchement adoptée par le Tout-Paris : Entretien avec Michel Berto



Michel BERTO : Une première question tout de go, Amélie. Pourquoi avez-vous quitté Bruxelles alors que vous avez toujours dit que c'était la ville où vous sentiez le mieux pour écrire ?

Amélie NOTHOMB : Cela n'a rien d'une trahison. Je suis toujours domiciliée à Bruxelles et je paie toujours mes impôts en Belgique. Je vous confirme ici que je m'y sens mieux pour écrire. Mais il arrive un moment où l'on n'a plus vraiment le choix. Il faut s'adapter. Si j'avais continué à vivre à Bruxelles, il aurait fallu que je prenne le Thalys aller-retour au moins cinq fois par semaines.

En dehors du problème du transport, vous avez sans doute eu d'autres raisons pour quitter votre terre d'élection... ?

C'est vrai. Tout d'abord ma profession, et puis...l'amour. Cela fait heaucoup dans une vie! Je n'allais pas continuer à vivre à Bruxelles dans de telles circonstances. Mais, Bruxelloise dans l'âme, je ne me sens pas chez moi à Paris. Bruxelles, c'est la paix, Paris, c'est la guerre. A Paris j'ai tout le temps l'impression de me battre, de monter au front. C'est à la fois grisant et dur, que cela soit à titre professionnel mais aussi dans la vie de tous les jours. Prendre le métro, c'est déjà la guerre, faire ses courses, c'est toujours la guerre. A Bruxelles, on est beaucoup plus détendu, on n'a pas cette impression de combat permanent pour survivre.

Si vous deviez présenter Bruxelles en quelques mots, que diriez-vous ?

J'aime beaucoup Bruxelles mais lorsqu'on a vécu à Paris...ou autre part, on considère Bruxelles comme une ville très provinciale. Ce qualificatif n'a pas que des côtés péjoratifs, il à même de très bons côtés !

Audacieux tout de même d'affirmer que la capitale de la Belgique et de l'Europe soit "très provinciale"...

Bruxelles ne semble pas l'endroit où tout se passe. Une partie seulement. On y constate une certaine lenteur. Certaines personnes avec qui je parle à Bruxelles ne se rendent pas du tout compte de la vie que je mène en France. Et de fait, moi, avant de venir vivre à Paris, je n'aurais pas compris non plus ce que cela aurait voulu dire. A Paris, tout est différent. D'abord on ne reste pas chez soi. On est fou si on agit de telle manière. En réalité, on sort tout le temps. A Paris, c'est à peine si on mange, on n'a pas faim. .. On est tout le temps sur la brèche. Et puis de toute façon la nourriture est mauvaise! A Bruxelles, la nourriture est bonne et on mange tout le temps.

Un ami industriel belge travaillant à Paris m'a affirmé qu'en matière de gestion des affaires, par exemple, les Français tournaient très souvent autour du pot et n'allaient que rarement à l'essentiel. Il considère les Français moins efficaces que les Belges...

C'est possible mais je ne juge pas ce milieu que je ne connais pas du tout. Néanmoins je constate que dans mon modeste domaine -je peux le dire parce que votre article ne sera lu que par mes compatriotes! -que les Français sont quand même des glandeurs ! Moi chaque jour, j'abats de la besogne. Vraiment, j'en abats! Pas tellement parce que j'écris beaucoup, mais parce que quand on me dit interview à 13 h à tel endroit, j'y vais. Et je réponds aux questions, je ne me paie pas la tête de la personne qui est en face de moi. Jamais je ne manquerai un rendez-vous. Ou si cela m'arrivait, ce serait avec une lettre d'excuse et un coup de téléphone pour prévenir que j'ai la grippe avec quarante de fièvre. Tandis qu'à Paris je vois bien comment cela se passe pour les autres écrivains. Les attachés de presse se donnent un mal de chien pour leur organiser des interviews qui sont nécessaires pour la promotion de leur livre et puis dans la moitié des cas ils n'y vont tout simplement pas.

Pourquoi, à votre avis ?

Oh, ils sont convaincus d'être de si grands artistes qu'ils ne voient pas pourquoi ils devraient s'expliquer.
S'ils se rendent au rendez-vous, ce sera avec une demi-heure de retard et ils répondront à moitié à la question. Le but du jeux sera d'être invité à déjeuner ou à dîner dans un bel établissement et d'y passer le plus de temps possible. À Bruxelles, on est plus respectueux d'autrui.

Quelles est la commune que vous appréciez le plus dans la Région bruxelloise ?

La mienne, à savoir Ixelles. Peut-être tout simplement parce que c'est elle que je connais le mieux. Ceci dit, je trouve qu'il y a des coins à Ixelles particulièrement sympathiques. Il y a de beaux endroits, je m'y sens bien, j'y suis très attachée.

Vous habitiez, je crois, près de l'abbaye de la Cambre. Quels sont les endroits qui vous plaisent dans cette commune ?

Mon domaine comprend d'abord -et c'est le plus important -un dépôt de trams, avenue de l'Hippodrome. Habiter à proximité d'un dépôt de tram est pour moi une nécessité poétique: qui n'a pas entendu, à 5 h 40 du matin, Je chant des premiers trams qui partent vers l'infini ne connaît pas grand chose au lyrisme urbain. Ensuite on descend jusqu'au ravissant parc de l'abbaye de la Cambre, si beau la nuit. Et l'on va regarder les canards qui barbotent dans l'eau ignoble d'un fossé de pierres. Puis on longe les étangs d'Ixelles bordés de maisons somptueuses et on arrive soudain au centre névralgique de mon empire : la place Flagey. Délabrée, misérable, elle estle haut lieu de ma mythologie.
Dans mon roman Hygiène de l'assassin, le héros va mourir d'un cancer que j'ai baptisé "syndrome d'Elzenveiverplatz". Ce nom teutonnement scientifique est la version germanique du néerlandais "Elsene vijver plaats", soit "place des Étangs d'Ixelles". Le héros souffre donc du syndrome de la place Flagey, véritable cancer imaginaire, et si gravement qu'il va en crever. J'ai eu le mérite de faire entrer la place Flagey dans le dictionnaire médical.

Vous avez affirmé détenir un certain culte pour la nourriture pourrie. Ça continue ?

Lorsque je suis livrée à moi-même, oui.

Dans Métaphysique des tubes, on apprend que vous avez d'autres péchés mignons dont l'okonomiyaki (p. 65).

Le nirvana, c'est quand même de manger japonais. Les mets cités dans mon dernier livre sont très difficiles à trouver dans les restaurants japonais à Paris. L'okonomiyaki, qui est un plat assez populaire, est une crêpe aux choux, au gingembre et aux crevettes. Il faut vraiment aller au Japon, et encore pas dans n'importe quel établissement, pour en avoir.

Revenons aux impressions d'une Bruxelloise résidant à Paris. Quel est l'arrondissement parisien que vous préférez ?

Certains endroits du vingtième. La mode n'y est pas encore arrivée. C'est encore le vrai Paris, le Paris communare bien sûr, mais tout à fait sympathique. Je ne supporte pas du tout les quartiers branchés de Paris. Les jeunes branchés parisiens du onzième arrondissement, c'est vraiment pas mon truc. Cela me donne des boutons !

Pour quelles raisons ?

Vous n avez jamais rencontre ces gens! il faut les avoir rencontrés pour savoir que ce milieu est tellement creux, tellement snob et méprisant qui, tout en se donnant des airs très populaires, très à gauche, alors que c'est exactement le contraire. C'est le culte d'une frime ridicule basée sur l'argent et un intellectualisme totalement débile. Ce sont les branchés parisiens en résumé.

Et les Halles ?

J'apprécie le quartier de Montorgueuil. C'est tout près du Palais-Royal que j'adore et où je me rends fréquemment aussi. Oui, le quartier du premier et deuxième, je l'aime tout autant.

Y-a- t-il une notion essentielle qui guide votre chemin de vie ?

Oh oui, l'amitié. D'autant plus qu'il y a une chose qui me choque tellement à Paris! c'est ce côté tellement utilitaire dans les relations. Depuis que je suis la première des ventes, je suis victime d'un drôle de phénomène. Un certain nombre de Parisiens ont l'air d'avoir envie de me rencontrer, pas du tout pour discuter d'écriture mais parce qu'ils voient bien que cela va leur être utile de me connaître. L'amitié pour moi, c'est le bastion opposé : c'est ce qui est inutile. J'ai un culte de la gratuité.
Aimer les gens parce qu'ils vous émeuvent et pas parce qu'ils ont du fric ou un intérêt de pouvoir à vous apporler. Cela, ça vaut tout l'or du monde.
Trahir un ami, c est vraiment la chose au monde que je ne pourrais jamais faire. Ceci dit, j'ai été trahie un bon nombre de fois. Je ne remettrai alors jamais la notion d'amitié à cause de ce genre de trahison. Je remettrai seulement en question l'amtié de la persopne, pas l'amitié en elle-meme qui n'en sera que plus sacrée.

Mais ce phénomène dont vous parlez à Paris s'illustre également à Bruxelles. J'entends aujourd'hui des intellectuels qui, il y a trois ans, vous ignoraient ostensihlement et qui aujourd'hui vous mettent en exergue...

Je les connais bien... Les Intelectuels de l'ULB -qui furent mes professeurs et qui parlaient de moi avec Je plus souverain mépris, il n'y a pas si longtemps -, excusez moi, me lèchent le cul. Certains sont des traîtres à la énième puissance mais laissons cela. Ils ont tout de même de l'esprit. Je ne suis pas revancharde ni rancunière.

Tout de même...

Non, je pense qu'il y a une façon beaucoup plus intelligente de traiter ses ennemis. Surtout ses anciens ennemis qui viennent soudain vous manger dans la main, être pleinement indifférente. D'autant plus que je ne dois même pas faire de cinéma pour cela. Il est absolument vrai qu'aujourd'hui je me fiche éperdument de toutes les saloperies que ce gang a pu dire de moi dans le passé. Vous pouvez me croire, je m'en fiche comme de l'an quarante.
Pourquoi leur en tenir rigueur, cela laisserait penser qu'ils m'ont atteinte durablement, ce qui est absolument faux. En même temps avoir le sentiment qu'on leur accorde l'aumône, ce qui est le cas, je vous prie encore de m'excuser, mais c'est mon délice! Je ne vois pas pourquoi je m'en priverais !

Vous suivez là un précepte bouddhiste affirmant qu'il faut aimer ses ennemis parce qu'ils vous apprennent beaucoup sur la réalité humaine !

Tout à fait. Les bouddhistes sont quand même les plus sages, ils ont compris que le mal n'allait jamais être vaincu. Cela ne sert même à rien de l'attaquer, le mal est invincible, Il faut alors l'utiliser, le garder et en faire autre chose.



Bruxelles, ma région Bruxelles, ma région est un magazine de belle facture qui traite de la capitale de l'Europe. L'interview de cette page est issue du deuxième numéro de ce magazine qui dispose d'un site que vous pouvez visiter en empruntant ce lien :

http://www.bruxellesmaregion.com