Peplum

Les Catilinaires

Con-Texto :
La solitude à deux, tel était le rêve d'Emile et de Juliette. Une maison au fond des bois pour y finir leurs jours, l'un près de l'autre.
Etrangement, cette parfaite thébaïde comportait un voisin. Un nommé Palamède Bernardin, qui d'abord est venu se présenter, puis a pris l'habitude de s'inscruster chez eux chaque après-midi, de quatre à six heures. Sans dire un mot, ou presque. Et cette présence absurde va devenir plus dérangeante pour le couple que toute les foules du monde...
Les Catilinaires, éditions Albin Michel, 1995

Au sein du roman, on retrouve quatre personnages principaux, deux couples :
Emile Hazel est le locuteur. Professeur à la retraite, il n'aspire qu'à finir ses jours avec Juliette au calme.
Juliette Hazel est la femme d'Emile. Elle aparaît comme parfaite aux yeux d'Emile qui ne târit pas de compliments à son égard. Elle est belle, intelligente, sensible,...
Palamède Bernardin est le voisin taciturne d'Emile et Juliette. Il est médecin, cardiologue. Il habite Mauves depuis de nombreuses années.
Bernadette Bernardin, dite le kyste, est la femme de Palamède. Son physique disgracieux et sa débilité mentale suscite un profond dégoût auprès du couple de retraîtés.

In-Texto... Ex-Texto :

"Visage courroucé de notre hôte. Je pensais : "C'est ça, prends ton air fâché. Il est vrai que je te pose une question d'une impolitesse rare : pourquoi n'as-tu pas de sapin ? Quel rustre je fais ! Et je ne t'aiderai pas, cette fois-ci. Tu n'as qu'à trouver la réponse tout seul."" (Emile lors d'une conversation avec Palamède, p.31)

Emile et Juliette accueille Palamède Bernardin plusieurs fois avant de constater le manque foncier d'éducation qui le caractérise. Chaque jour, il s'impose chez eux à 16 heures et ne repart que deux heures plus tard.
Le mystère de ses visites hantent le vieux couple. Pourquoi vient-il chez eux alors qu'il semble s'y ennuyer, ne profitant manifestement pas de la présence de ses voisins.
Dans cet extrait, Emile perd patience. L'absence de réponse de la part de son invité le mène à un profond malaise. Il vire à l'agressivité.

"Je ne pouvais pas m'empêcher de l'admirer ; qu'il fût demeuré ou non, il avait ce courage ou ce culot que je n'avais jamais eu : ne rien répondre. Ni "Je ne sais pas", ni haussement d'épaule. Indifférence absolue. De la part d'un homme qui s'imposait chez moi pendant des heures, cela relevait du prodige. J'étais fasciné. Et je l'enviais d'en être capable. Il n'avait même pas l'air géné - c'était nous qui l'étions !" (Emile, p. 54)

Il y a, dans ce que nous dit Emile, une vérité des plus éclatante qu'elle renvoie à un illogisme manifeste, à un paradoxe de l'âme humaine.
Autant, nous agissons conformément à une éducation que nous avons reçue, autant nous allons être mal à l'aise lorsque les autres ne partagent pas ces principes. Car aussi convaincus du bien fondé de nos bonnes manières, nous ne pouvons qu'être inlassablement surpris de leur caractère arbitraire. En d'autres termes, nous adhérons à un ensemble de manière d'être, de principes alors qu'ils n'ont que le subjectif comme fondement. C'est ce qui fait la diversité culturelle, c'est ce qui crée la surprise lorsque nous rencontrons des personnes issues d'une autre éducation que nous. Or, Amélie Nothomb nous dit qu'il ne fau pas aller bien loin pour être surpris. Palamède Bernardin ne semble pas partager ce qui apparaît comme des évidences pour Emile et Juliette ! Ils n'en reviennent pas.
Alors le paradoxe est ici : autant respectueux des règles qu'ils sont, autant ils sont mal à l'aise face à Palamède qui, lui, n'éprouve aucune gène.
On ressent alors comme très présente l'emprisonnement que peut constituer notre éducation : en quoi les règles que nous avons intégrées, régles arbitraires, viennent nous cantonner dans un système de mots et d'actes marqués de l'interdits. Indépendamment de notre volonté, il existe des mots qu'il ne nous est pas permis de prononcer sans subir le poids d'une culpabilité soudaine. Cette culpabilité qui hante notre inconscient vient donc nous enchaîner, tracer des voies que nous sommes invités à prendre.
Il semble par contre que Palamède Bernardin ignore tout de ces voies, du moins en apparence. Il vient donc susciter chez les deux retraîtés tout ce qui, chez eux, vient leur poser problème : l'impolitesse, le non-respect de l'autre.

"Il y a très longtemps, nous étions allés voir le Satiricon de Fellini. Juliette n'avait pas lâché ma main, comme si c'était Le Retour des morts vivants qui nous était projeté. Au moment de la découverte de l'hermaphrodite dans la grotte, j'avais cru qu'elle allait quitter la salle tant elle avait peur.
Quand Madame Bernardin était entrée, nous avions cessé de respirer. Elle effrayait autant que la créature fellinienne. Non qu'elle lui ressemblât, loin de là, mais à son exemple, elle était à la limite de l'humain.
" (pp. 65-66)

Encore une épreuve pour le vieux couple : la confrontation à la difformité.
Thème récurent dans l'oeuvre d'Amélie Nothomb, la question du corps difforme s'impose en termes de dégoût mais de fascination également. Les descriptions portant sur Madame Bernardin dénotent une forte agressivité envers les représentations de grosseur. On notera au passage que la maigreur est mise en position idéale car renvoyant préférentiellement à une souffrance (cf. Mercure, le personnage de Hazel).
La grosseur de Bernadette Bernardin pousse le vieux couple à l'assimiler à un kyste, c'est-à-dire à une entité inhumaine, parasite, dégoûtante.
La question qui se pose ici est celle d'une double pathologie qui est celle de la boulimie et de l'anorexie. Traversant les livres d'Amélie Nothomb, elle est le sillon d'une grande souffrance, celle émanant du constat que l'on atteint jamais l'idéal que l'on peut se fixer. Evidemment, cet idéal est asymptotique en tant qu'il est irréalisable et donc à jamais irréalisé. Conformer son corps à la rigueur morale que l'on s'impose, voilà le désir de l'anorexique qui reste hantée par le désir inverse, celui de relâcher le contrôle. On entre alors dans une tentative d'éradiquer tout ce qui pourrait produire du plaisir : le plaisir lui reste interdit, l'Inconscient a parlé !

"Se posa alors une question singulière : lequel des deux Emile Hazel avait raison ? Le diurne, un peu lâche et qui retirait son épingle du jeu ? Ou le nocturne, l'écoeuré, le révolté prêt aux actions les plus hardies pour aider les autres - à vivre ou à mourir ?" (p. 138)

Ne supportant plus la présence inévitable de Palamède Bernardin dans sa maison, Emile se découvre des ressources inconnues. Il est prêt aux pires ignominies pour se débarasser de cet individu, individu d'autant plus insupportable qu'il représente tout ce qu'Emile tente d'étouffer en lui. Nous sommes ici dans le registre de la névrose : l'homme est face à des désirs que sa morale va interdire. Le névrosé est dans cette dialectique inextricable au sein de laquelle il doit trouver un compromis satisfaisant entre ses désirs et sa propre culpabilité de répondre à ceux-ci.
Il est clair de Monsieur Bernardin, dans toute son impolitesse, son mépris des règles élémentaires "fait des jaloux", il semble méconnaître les régles qui font de la vie de certains un enfer. Par conséquent, la présence de Palamède nous invite à ignorer les règles de politesses qui emprisonnent notre vie. Mais voilà : on ne dupe pas l'Inconscient aussi facilement et on a tôt fait de découvrir un idéal de vie que cet Inconscient nous rapelle à l'ordre.
Au fil des Catilinaires, Emile découvre des facettes de lui-même qu'il ignorait, facettes d'autant plus cachées qu'elles lui sont insupportables !