"J'ai un ennemi
"J'ai un ennemi en moi"

32 ans et déjà sept livres publiés! Si sa plume sait se faire griffe, c'est qu'Amélie a besoin de se protéger Du succès comme d'elle-même.

Elle regarde les photos prises pour "Psychologies magazine" avant son interview. Important, pour elle, l'apparence? Oui. "Toutes ces personnes qui disent que seul l'âme compte m'énervent. Quand on tombe amoureux, ce n'est pas des plus moches qu'on s'éprend." Apparence avec ces drôles de chapeaux dont elle est souvent coiffée? Plutôt truquage. N'ayant pas le temps d'être élégante, elle a noté que le chapeau focalise les regards. "C'est un paratonnerre, ça protège." Angoissée par nature, Amélie a besoin de se préserver, et plus encore depuis ce "succès inouï, colossal, imprévu, qui m'est tombé dessus". La protection, c'est d'abord la prime enfance. Une enfance magnifique, jusqu'à ses 5 ans, à Kobe, Japon, où son père est ambassadeur de Belgique. Elle a deux gouvernantes japonaises qui la déifient, et puis Juliette, sa sœur, son aînée de deux ans et demi. Inutile de lui demander plus de détails. Ce récit de vert paradis est dans "Hygiène", dont le héros monstrueux, Prétextat Tach, est un vieil écrivain Prix Nobel, féroce et morbide. "Prétextat, c'est moi, dit Amélie. Je reprends à mon compte la phrase que je lui mets dans la bouche: on cite souvent comme circonstances atténuantes à la criminalité une enfance malheureuse. On devrait citer une enfance trop heureuse. Handicapée par une enfance trop heureuse, je suis abonnée à la nostalgie."

Amélie

Chrono

 

13 août 1967

Naissance à Kobe, Japon

 

1972

Son père, ambassade de Belgique, est nommé en Chine.

 

13 août 1379

Son cadeau d'anniversaire: un éléphant pour

24 heures.

 

Juin 1988

Abrégée de philosophie ancienne

 

1990

S'installe au Japon. Bat le record mondial de "descension" du Fuji Yama: 3776 mètres en 40 minutes

 

1991

Rencontre l'amour fou

 

17 mars 1992

Premier manuscrit "Hygiène de l'assassin"

Octobre 1999

Grand Prix du Roman de l'Académie française pour "Stupeurs et Tremblements"

La famille Nothomb quitte Kobe pour Pékin: "Nous sommes gardés par des soldats. Défense de parler aux gens. Si l'on discute avec un Chinois, on le revoit plus jamais. Je suis toute petite mais déjà je réalise que quelque chose ne va pas." Et puis New York, trois ans plus tard. Formidablement excitant. Les fillettes s'émerveillèrent de rues où une majorité de Blancs vont librement. Mais leur père, en poste à l'ONU, s'ennuie trop en bureaucratie. Direction le Bangladesh. Plongée dans l'horreur: cadavres de personnes mortes de faim dans les rues, misère à l'état pur. Les parents passent leurs week-ends dans une léproserie. Refusant de voir tant d'abominations, les filles lisent, interminablement. Il n'empêche qu'à côtoyer cette détresse il vient à Amélie une rage contre l'injustice. "Aujourd'hui encore, ça me rend malade." Malade au point qu'elle a décidé de ne pas mettre d'enfant au monde – trop souvent abandonnés – et d'en adopter un. Ni en Chine ni au Laos, il n'est d'école possible pour les fillettes. Ensemble constamment, elles ne veulent plus jamais se quitter. Ne pas grandir, ne pas devenir adultes pour ne pas être séparées devient leur obsession. L'une a 13 ans et demi, l'autre 16 lorsqu'elles trouvent "leur" solution: l'anorexie par amour. A 15 ans, Amélie n'a plus de cheveux et pèse 36 kilos. Elle s'en sortira mais avec le sentiment de trahir son enfance. Juliette, elle, y restera, mais, paradoxalement, deviendra "fabuleuse cuisinière", et même traiteur.

A 17 ans, arrivée à Bruxelles. Première rencontre avec l'une de ses grands-mères qui a ce mot féroce pour l'accueillir: "J'espère que tu es intelligente, parce que tu es tellement laide!". La jeune fille aimerait désespérément avoir des amis. Impossible. Partout, elle est étrangère: "Si vous ne leur ressemblez pas, les jeunes ne vous acceptent pas. Je portais un pantalon de prison rayé rouge et blanc acheté au Laos, je n'avais jamais entendu de rock, ils me trouvaient grotesque." Seule, elle lit Nietzsche, et la grande énergie d'"ainsi parlait Zarathoustra" lui "sauve la vie". Du coup, elle entreprend des études de philologie ancienne, comme Nietzsche. Elle n'a pas encore 21 ans quand elle réussit l'agrégation. Puis elle retourne au Japon, a un premier fiancé (japonais), veut s'intégrer. Elle travaille. Ce sera l'expérience d'une multinationale, objet de son dernier livre "Stupeurs et Tremblements". Depuis l'enfance, elle écrit. En 1992, elle envoie le manuscrit d'"Hygiène de l'assassin" chez Albin Michel. Six mois plus tard, c'est la notoriété. Mais le bruit court qu'elle ne serait pas l'auteur. Seul un homme âgé, très cultivé, aurait pu l'écrire. On cite Bazin, Tournier, Laurent, etc. Flatteur et inquiétant: "Etais-je si peu crédible que l'on me juge incapable d'être l'auteur véritable?" D'autres livres l'installeront, diversement jugés. Pas grave. "Tout ce que l'on peut dire de moi ne sera jamais aussi terrible que ce qu'a pu me dire ma grand-mère". Chaque jour, elle écrit. Dès l'aube. Elle aime "cette exaltation des heures du petit matin où l'on se prend pour Dieu". Ecrire est une nécessité vitale, dit-elle, grâce à laquelle elle est douce comme un agneau: l'écriture absorbe tout ce qu'elle a de colère intérieure, de hargne, d'agressivité. Elle avoue un défaut majeur: des colères rares mais terribles. Et se reconnaît une qualité: la fidélité. "On peut compter sur moi". Elle se définit comme mystique sans religion. "Je crois en quelque chose du domaine de l'indicible". Elle est féministe, mais aimerait mieux le mot "civisme": "Ne pas accepter qu'une moitié de l'humanité soit plus mal traitée que l'autre, c'est du civisme, non?". Elle a des plaisirs nombreux et simples:"je suis bien douée du côté de la volupté. Je ne suis plus anorexique, et si je ne prends qu'un repas par jour, je suis du style à pousser des cris de plaisir en mangeant". Avec une prédilection pour les poires blettes et les pâtisseries orientales. La psychanalyse? "C'est sûr que j'en aurais besoin. Mais l'introspection me fait peur: toutes ces choses à découvrir, le sentiment qu'il y a trop à faire… Et puis ce souci bizarre de démocratie: tous les gens en ont besoin, mais moi, j'en ai les moyens et d'autres pas, c'est injuste". Dernière confidence: dans ses moments de solitude, les nuits d'insomnie surtout, Amélie, depuis qu'elle a 12 ans, se bat avec le sentiment d'avoir en elle quelque chose, quelqu'un, qu'elle appelle l'Ennemi et qui lui veut sûrement du mal. "Je me demande si nous n'avons pas tous cet ennemi, mais comment l'affronter? Pour moi, l'écriture est le moment du combat, le seul où je me sens assez forte. Entre lui et moi, c'est un dialogue, et ce n'est pas un hasard s'il y a tant de dialogues dans mes livres. Je suis rarement en paix". L'écriture est son chemin. "J'écris contre la mort, parce que l'idée de la mort de ceux que j'aime m'est insupportable. Ni fleur bleue, ni romantiques, mes romans sont pourtant des romans d'amour". En deux heures de rencontre, elle a prononcé seize fois le mot amour.

Sept ans de rédaction

Amélie Nothomb écrit plus qu'elle ne publie, mais publie régulièrement: un livre par an. Ce furent "Hygiène de l'assassin", "Le Sabotage amoureux", "Les Combustibles" (actuellement au théâtre de l'Essaïon, à Paris) "Les Catilinaires", "Péplum", "Attentat", "Mercure" et enfin "Stupeurs et tremblements": un voyage au cœur d'une multinationale japonaise… et du harcèlement moral (les ventes ont dépassé les 300 000 exemplaires). Amélie y conte combien elle voudrait recevoir l'amitié de sa supérieure, traîtresse impavide, et consacre des pages rageuses et remarquables à la condition des femmes japonaise. Celle qui regrette tant de ne pas être musicienne écrit aussi des chansons. En mars sortira le disque d'une chanteuse nommée Robert, dont elle a signé plusieurs textes. Le titre, "Princesse de rien", lui plaît beaucoup.

 

Du tac au tac

Quel talent aimeriez-vous posséder?

Etre musicienne.

A quel bien matériel êtes-vous le plus attachée?

Au chauffage.

Qu'aimeriez-vous changer en vous?

Mes cernes.

Quand êtes-vous le plus heureuse?

Quand je fais l'amour. Quand j'écris exactement ce que je veux écrire.

Votre objectif actuel?

Passer une bonne nuit.

Votre principal objectif dans l'existence?

Réussir mon amour jusqu'au bout.

Que voudriez-vous éviter le plus à votre enfant?

D'en arriver à se détester lui-même.

Quand ça ne va pas, quel est votre truc pour vous remettre en selle?

Je passe l'aspirateur.

Votre citation favorite?

Elle est de moi: "Je suis systématiquement non-systématique". Ou de Chateaubriand: "Soyez économe de votre mépris, il y a beaucoup de nécessiteux.

Où aimeriez-vous le plus vivre?

L'important n'est pas "où" on vit, mais avec qui.

Que préférez-vous chez un homme?

La noblesse.

Chez une femme?

La folie.

Sous quelle forme vous réincarneriez-vous?

Sous forme de neige. Ou d'éponge. L'éponge vit dans l'eau, n'a pas d'ennemis et absorbe.

Texte issu de la revue "Psychologies" (2000)