In-Texto :
" C'était en Finlande, quelque part entre Faaaa et
Aaaaa.
J' etais parti trois jours auparavant, à la recherche de la dame de mes pensees, car dans le Nord, si l'on part en voyage, c'est que l'on cherche la dame de ses pensees. (C'est l'un des points communs les plus
étranges entre le Nord et le Sud.)
Cédant à une impulsion sottement romantique,
je n'etais pas parti au volant de ma traction avant Finlandia ZX, mais d'un traineau tiré par des chiens exotiques.
Le premier jour m'avait semblé d'une beauté insoutenable. C'était au coeur de l'hiver. Mon attelage etait parti dans la neige vers sept heures du matin; il faisait nuit noire. Le jour s'était levé à onze heures du matin.
Le temps de prendre conscience de la lumière, le soleil s'était déjà recouché : il était deux heures de l'après-midi. Ce jour éphémère m'avait laissé une impression déchirante de poésie. Et mes chiens galopaient au travers des forêts enneigées, et j'étais émerveillé par ces splendeurs désertes.
Vers sept heures du soir, je decidai de bivouaquer. Je préparai un feu: la nuit promettait d'être sublime. Je m'aperçus alors que je crevais de faim.
Bien évidemment,je n'avais rien emporté à manger : j'étais beaucoup trop amoureux pour cela. Et puis, d'ordinaire, j'aime la faim, ce riche creux de l'être tout entier qui laisse entrevoir des possibilités de jouissance inconnues des ventres pleins.
Ce soir-là, je decouvris la souffrance du corps affamé, aggravée par le froid et la solitude. Cette sensation de misère physique était détestable.
Comme je n'avais rien emporté non plus pour nourrir les chiens,je les voyais me regarder avec appetit, l'air de penser que cet humain pourrait constituer un repas très correct. Du coup, je me rappelai la devise de la jungle : 'Manger ou être mangé'. " (pp. 4-5)
"Sans Nom" est une nouvelle écrite par Amélie Nothomb qui fut distribuée avec le numéro 2900 de "ELLE" du 30 juillet 2001. Nous sommes à quelques semaines de la sortie de "Cosmétique de l'ennemi" et l'auteur prépare sa rentrée littéraire et... médiatique.
La nouvelle s'apparente à une fable philosophique telle qu'Amélie Nothomb peut les concevoir.
Ex-Texto :
Le narrateur du récit est un homme qui part à la recherche de la femme idéale, celle qui hante ses pensées. Il ne la connaît, ne l'a jamais vue, et pour cause, elle n'existe pas vraiment puisqu'en réalité, il va à la recherche de lui-même.
Nous voici donc partis dans une quête d'identité, celle du héros qui se confronte à sa propre sauvagerie, à ses propres désirs bestiaux qui font fi de son humanité.
Comme on lui fera habilement remarquer plus tard dans le récit, il ne va nullement sur une île quelconque exotique afin de trouver sa promise, il s'aventure en plein désert glacé et inhabité. Nous sommes dans un rapport du sujet avec lui-même.
Le fantasme semble prendre le pas sur la réalité lorsque notre héros parvient dans un refuge pour le moins inhabituelle. Les quatre hommes qui y habitent n'existent plus, à proprement parler : ils ne parlent plus et n'entrent plus en relation. Seuls existent la télévision et le lit. Car ce lieu est le lieu du rêve, celui d'une jouissance trouvée dans le fantasme qui prend toute la place et où la réalité, insipide, s'efface.
K.G. JUNG se ravirait de cette fable au sein de laquelle un homme renoue avec un anima, jusqu'alors refoulé, au sein de ses rêves.
Le héros ne chercherait nullement une femme en tant que telle, mais sa propre féminité, celle qui lui permettrait une certaine complétude. Ce n'est que lorsqu'il la trouve qu'il s'avère alors capable de vivre avec ces quatre hommes bourrus et de passer sa journée devant des séries américaines mièvres voire à aller faire des courses en ville.
Redevenant plus freudiens, nous pourrions rapprocher ce récit du thème de l'homoérotisme en tant qu'il met en scène une coupure radicale des liens à l'objet afin que l'énergie revienne au sein du Moi. Le héros retrouve un plaisir quasi autistique au sein de lui-même et coupe alors les ponts avec les autres :
" Les visages des quatre types étaient redevenus mornes, mais je savais désormais ce qu'une absence d'expression pouvait cacher. " (pp. 63-64)
Amélie Nothomb aborde ainsi, indirectement, le thème du lien aux autres et probablement aussi celui de la famille. En effet, les cinq hommes vivent dans une maison, semblent former une famille, mais ne tissent aucun lien entre eux. Chacun vit pour son propre fantasme, pour son propre rêve. Il en découle, presque comme une conséquence logique, que l'identité s'efface. Ce qui qui fonde la différence d'avec l'autre, tout ce qui maintient notre unicité se dissipe : les membres de la maison oublient leur propre nom !
Ce repli sur son propre monde intérieur seraient potentiellement une réaction de défense par rapport à une réalité douloureuse. Le but est d'échapper à une horreur extérieur. Le héros de la nouvelle pense à Ulysse qui est attendu par une famille et réfléchit en ces termes :
" Moi, dans mon pays tempéré, personne ne m'attendait - à part l'oncle Machin et la tante Bidule qui avaient des questions si agréables à me poser. " (p. 59)
On semble alors comprendre pourquoi le héros a ressenti ce besoin de quitter ses avoirs afin d'entamer une quête au sein d'un désert froid et arride, à l'image des relations qu'il entretient avec les personnes qu'il côtoie. La fable d'Amélie Nothomb évoque sans doute ce qu'il en est des relations sociales (et intimes) actuelles. Face à la froideur ambiante, le seul salut, le seul foyer de chaleur doit être trouvé à l'intérieur. Or, ne plus le quitter ferme définitivement les portes qui mènent à l'extérieur...
Tel est le destin d'un laveur de vitre dans une entreprise de recherches nucélaires !