Stupeur et tremblements
Stupeur et tremblements

Con-Texto :
Hiver 1990. Amélie Nothomb a terminé ses études de philologie romanes à Bruxelles. Elle s'en retourne alors au Japon, pays qu'elle connaît bien pour y être née, afin d'y travailler. Elle rentre alors dans la compagnie Yumimoto pour un contrat de un an. Cet emploi, inespéré pour elle, lui réserve plusieurs surprises dont elle tirera diverses leçons...
Stupeur et tremblements, Albin Michel, 1999.

Le personnage principal est, bien entendu, Amélie Nothomb qui s'exprime de manière autobiographique.
Elle nous décrit, dans les premières lignes du roman comment se présente la hiérarchie dans la société Yumimoto :

" Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori, qui était ma supérieure.
Et moi, je n'étais la supérieure de personne. On pourrait dire les choses autrement. J'étais aux ordres de mademoiselle Mori, qui était aux ordres de monsieur Saito, et ainsi de suite, avec cette précision que les ordres pouvaient, en aval, sauter les échelons hiérarchiques.
Donc, dans la compagnie Yumimoto, j'étais aux ordres de tout le monde.

In-Texto... Ex-Texto :

"- A partir de maintenant, vous ne parlez plus le japonais.
Je le regardai avec des yeux ronds :
- Pardon ?
- Vous ne connaissez plus le japonais. C'est clair ?
- Enfin, c'est pour ma connaissance de votre langue que Yumimoto m'a engagée !
- Cela m'est égal. Je vous donne l'ordre de ne plus comprendre le japonais.
- C'est impossible. Personne ne peut obéir à un ordre pareil.
- Il y a toujours moyen d'obéir. C'est ce que les cerveaux occidentaux devraient comprendre."
(Monsieur Omochi à Amélie Nothomb, p. 20)

Voici le témoignagne de Nabeta Hisae, résidant au Japon et dont on a fait la connaissance sur la Mailing List dédiée à Amélie Nothomb.
Elle nous dit qu'elle a eu l'occasion d'acheter "Stupeur et tremblements" dans un aéroport. Elle a dévoré le livre en s'y reconnaissant...
Elle nous conte son histoire à elle, histoire directement dépendante des valeurs et moeurs japonaises. Voici donc ce qu'elle nous dit sur le livre d'Amélie Nothomb :

Peut-être en Europe, est-il difficile d’imaginer que que son histoire soit vraie, mais cela est très probable ici, au Japon.
Ce n’était pas aux toilettes que j’ai travaillé, mais dans un très petit magasin de vin sombre où 2 personnes maximum peuvent entrer. Lors de l’entretien avec le PDG, mon travail consistait en une correspondance avec les fournisseurs français et italiens. Mais une fille qui est juste sortie de l’université n'était jamais à la hauteur, estimait ma supérieure. Ce que je pouvais faire selon mes supérieurs, c’était de mettre 12 bouteilles différentes dans des cartons. Et pour rassembler 12 bouteilles différentes, je devais ouvrir des cartons de Bourgogne ou d’Italie et des boîtes en bois de Bordeaux dans un très petit magasin. Comme il n’y avait pas de place, les cartons étaient entassés, ce qui fait que je devais lever et descendre redescendre plusieurs fois de nombreux cartons pour rassembler 12 bouteilles diverses command es par nos clients.
D’habitude, la livraison se faisait au magasin de port et là-bas, la quantité de commande était à partir de 3 cartons de même marque. Alors c’était l’idée de notre PDG, de faire des cartons d’assemblage de différentes marques pour faire goûter à nos clients de nombreux vins.
Après mon engagement, la quantité de l’assemblage a augmenté. Plusieurs mois s’écoulèrent. Je suis devenue spécialiste de l’emballage. Dès que je voyais les cartons arriver, je pouvais deviner de quel pays ils venaient, quel poids qu’ils pesaient et quels outils devaient être utilisés. Mes outils étaient, entre autres, un arrache-clou et un marteau. Parmi les nombreux vins, mes ennemis étaient des vins précieux qui venaient très souvent de Bordeaux. Ils étaient mis toujours dans une boite en bois, et il me fallait des heures pour arracher tous les clous tordus. Si je cassais même une de ces bouteilles, (heureusement cela ne m’est jamais arrivé), j’aurais bien perdu le salaire d’un mois. Dans ce petit magasin, c’était le vin qui était le roi, et moi, je n’étais que leur serviteur.

Un jour j’ai demandé à mon PDG de me donner un autre travail. Et j’ai juré que je continuerais mon travail dans le magasin en essayant de m’engager dans une autre tâche. Il m’a dit non. « Si tu veux vraiment travailler dans la société japonaise, il faut continuer ton travail d’emballage pendant au moins 2 ou 3 ans. Et souhaiter un autre travail, c’était trop orgueilleux ».
Ma supérieure lui a précisé que j’arrivais au bureau trop tard. “Arriver juste 5 minutes avant l’heure, c’est paresseux pour une nouvelle. Il faut venir au moins une demi-heure à l'avance et nettoyer le bureau pour que vos collègues puissent travailler dans un milieu propre”.

6 mois après, j’ai trouvé mon bureau actuel, qui est une agence de traduction, et je me suis enfuie de cet enfer. Au bureau actuel où je travaille depuis plus de 3 ans, je suis coordinatrice de traduction et il m’arrive des fois que je sers moi-même d’interprète et traductrice. Mais avant d’être employée officiellement par cette société, j’ai dû demander si cela serait obligatoire de nettoyer tous les jours tout le bureau avant l’heure.
En tournant chaque page de “Stupeur et tremblements”, je ne pouvais pas arrêter de me souvenir de mes anciens supérieurs. Ce n’est pas toutes les sociétés japonaises qui sont comme Yumimoto et mon ancien bureau. Mais c'est vrai que cela existe.

Au Japon, traditionnellement, les études à l’université ne sont pas beaucoup comptées ( sauf les études scientifiques ). Lors de l’entrevue de recrutement, c’est plutôt sur la personnalité que la société met beaucoup plus d’accent. Et à mon avis, une personne sera facilement employée si elle est naïve et facile à faire s’adapter à la vie de chaque société. Facilité de s’adapter à la vie sociale, c’est quoi?
Ici, c’est d’abord respecter les ordres de ses supérieurs, ne jamais leur révolter et se taire devant n’importe quelle répugnance. “Modestie” c’est la qualité la plus demandée.
Cela vient de l’idée du confucianisme où tout le monde doit respecter les personnes plus âgées ou plus importantes que soi. C’est un enseignement politico-social qui est venu de la Chine il y a plus de 1300 ans et s'est pratiqué pendant les ères de shogoun. Les samouraïs de l’époque ont donc beaucoup respecté cette philosophie pour servir son maître.

Et cette philosophie restait même après la guerre mondiale. A part de respect aux supérieurs, il y a l’inégalité entre sexes. Les femmes ne pouvaient pas travailler comme les hommes. Même si elle travaillait, c’était toujours pour supporter le travail des hommes. Ainsi, elle pouvaient jouer d’autre rôle. Animer l’atmosphère de bureau ou des fois, simplement être là pour que leur main soit demandée par les employés masculins (c’est la direction de la société qui prépare les mariages de ses précieux employés.). Mais pour jouer ce rôle, il fallait qu’elles soient assez jeunes et si leur âge dépassait trop, elles devaient subir la “tape à l’épaule”. C’est son supérieur masculin qui tape son épaule en lui demandant : “ Et toi, ce n’est pas bientôt, ton mariage? On l’attend impatiemment.”.
Si elle recevait cette parole, elle devait sous-entendre que son supérieur voulait se débarrasser d’elle. Traditionnellement les Japonaises démissionnaient lors de son mariage. Donc s'il lui est demandé de se marier aussi tôt que possible, elle est presque sollicitée de sortir de son bureau!

Heureusement l’attitude des jeunes a beaucoup changé. Il y a des femmes qui travaillent comme les hommes et elles peuvent travailler sans se faire de soucis pour “la tape à l’épaule” (même si cela existe encore ).
A cause de la crise économique d’aujourd’hui, les anciens systèmes japonais où les personnes âgées sont toujours placées le plus haut niveau de l’hiérarchie ont été révisés. Nous recevons aussi beaucoup d’influence américaine et la capacité de chacun est comptée de plus en plus. Mais l’idée de modestie reste inchangée. Même si tu as beaucoup de capacité, il ne faut jamais le prétendre. Si une personne dit “ Je sais bien que je ne vaudrai jamais ce travail. Mais je voudrais essayer, bien bien que je sache mon niveau inférieur”, elle aura une chance sur dix de l’avoir.
Mais si elle dit "Je suis capable de le faire!", elle perdra cette chance et c’est possible que son supérieur lui impose des travaux qu’elle n’a jamais imaginé, comme le nettoyage des chiottes. C’est enfin pour lui apprendre la modestie, et pour qu’elle puisse avoir la conscience d’être zéro.
Finalement le système économique et l’hiérarchie de travail ont changé tout en maintenant l’idée de la “modestie japonaise”. Les nouveaux employés, surtout les sortants d’université sont destinés à subir une formation dure.
Soit travailler aux toilettes, soit travailler physiquement dans une usine.
Tout cela est pour apprendre le concept de modestie et cela dure jusqu’à ce ils s’aperçoivent de leur inutilité…

Bien sûr je ne suis pas du tout d’accord avec cette idée, mais si j’essaie d’expliquer le comportement de mon supérieur, je ne trouve que c'est vrai. Comme j’ai dit, ce n’est pas toutes les sociétés japonaises qui pratiquent cette formation impitoyable de nouveau. Aujourd’hui, nous sommes dans une époque transitaire et je ne sais pas quelles mœurs vont rester ou disparaître. En tout cas, ce que je peux dire, c’est que “ j’ avais raison de quitter mon ancien patron! Je n’y reviendrais jamais!!”

"Tout est vrai à cent pour cent !
C'est une histoire pour laquelle il ne m'a fallu aucune imagination. J'ai réellement travaillé là, en 1990, c'était l'une des plus grosses sociétés japonaises. Ce livre contient l'essence de ce qui allait se passer dans mon itinéraire par la suite..."

"Oui, ce livre est un petit règlement de comptes avec la culture d'entreprise à la japonaise mais nullement contre le japon."
(Interview d'Amélie Nothomb par Sébastien Ministru, pour Télémonstique, août 1999)