Métaphysique des tubes

Métaphysique des tubes

Photographie d'Amélie et Juliette Nothomb Interview d'Amélie lors de la sortie du livre sur RTL

Con-Texto :
Amélie Nothomb nous illustre les aventures et les réflexions d'un jeune nouveau-né qui n'est autre qu'elle-même. Les rencontres avec les éléments du monde qui l'accueille suscite les pensées qu'elle glisse dans son roman. Celui-ci s'étale de la naissance aux trois ans de l'héroïne qui nous dit qu'il ne se passa plus rien après cet âge.
Métaphysique des tubes, édition Albin Michel, Paris, 2000.

L'héroïne principale du roman est donc Amélie Nothomb. Nous rentrons également dans l'intimité de la famille Nothomb : les deux parents, son frère et sa soeur, Juliette.
Deux autres personnages importants interviennent dans le récit : Nishio-san et Kashima-san qui sont les deux gourvenantes au service des Nothomb.

In-Texto... Ex-Texto :

" Au commencement il n'y avait rien. Et ce rien n'était ni vide ni vague : il n'appelait rien d'autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. Pour rien au monde il n'eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que lui convenir : il le comblait. " (p. 7)

Nous voici au seuil du roman et Amélie Nothomb annonce la couleur du récit : nous traiterons donc de métaphysique. De tube, il n'en n'est pas encore question car il n'y a nul vide, nul manque. Ce manque viendra plus tard et changera radicalement la position philosophique de notre héroïne.
Nous semblons nous trouver ici dans une situation initiale, celle du néant qui s'auto-alimente puisqu'il amène l'idée d'auto-complétude. Il n'y a pas de manque et donc pas de désir.
Cette idée semble renvoyer, dans la théorisation freudienne, au " principe de Nirvana " qui pose une hypothèse intéressante quant à la période qui précède la naissance d'un individu. La période de gestation de l'embryon humain est décrite comme une période au cours de laquelle tous ses besoins sont satisfaits par le biais du cordon ombilical. Celui-ci crée l'union entre la mère et son enfant. Cette union implique une fusion initiale qui n'implique nullement la présence d'un monde extérieur ni l'émergence de la pensée. L'enfant, au cours de sa gestation et des premiers mois de la vie, ne serait nullement apte à penser bien qu'il soit capable de ressentir des émotions, du plaisir, du déplaisir. Il ressent alors ces sensations sans en comprendre la réelle origine ni le sens.
Car il est un fait que pour l'enfant, la conception d'un monde extérieur à lui-même représente une révolution philosophique : jusqu'alors, l'enfant était le centre du monde, seul élément référentiel dans son univers. Ce n'est qu'après un certain temps que l'enfant se rend compte qu'il existe un environnement qui exerce une influence sur lui, c'est-à-dire régissant les moments de plaisir et de frustration. Cette prise de conscience d'un monde extérieur jette alors les bases du processus de pensée à proprement parler, celui qui vise à se représenter ce monde instable et changeant.
Il reste qu'avant cette prise de conscience, le psychisme de l'enfant est fermé sur lui-même ne pouvant comprendre le concept du manque puisqu'il n'existe rien… Par conséquent, il ne manque de rien.

" Ce fut alors que je naquis, à l'âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les montagnes du Kansai, au village de Shukugawa, sous les yeux de ma grand-mère paternelle, par la grâce du chocolat blanc. " (p. 36)

Nous voici à une étape importante, celle qui marque le passage à l'état de plante inerte à celui d'être éprouvant le manque, le besoin et puis le désir. Les psychanalystes, dans ce cas, avanceraient le concept de castration qui rappelle à l'individu qu'il n'est pas tout-puissant mais qu'il doit composer avec une réalité qui peut lui apporter du plaisir tout autant que son contraire. Dans un premier temps, ce manque provoque une frustration telle qu'aucune intervention n'a d'effet pour l'assouvir. Ce n'est qu'ensuite que la gestion du manque se fera sur un autre mode.
Pour Amélie Nothomb, la vraie naissance semble être celle qui marque sa relation de dépendance affirmée au chocolat blanc, élément métonymique qui renvoie à la grand-mère paternelle. Nous savons peu de chose de cette actrice qui prend une place prépondérante dans le récit puisque c'est elle qui donnera à l'héroïne son humanité. L'auteur nous parle de sa sophistication mais nous dit également qu'elle est le lien avec la terre de ses parents, la Belgique que l'enfant ne connaît pas. On entend par là quelque chose de la transmission. La grand-mère fait le voyage vers le Japon et porte le signifiant d'une dépendance orale de laquelle Amélie Nothomb semble avoir du mal à se débarrasser, du moins au sein des récits qu'elle nous propose.
Cette grand-mère, ambassadrice de la dépendance sucrée à la terre patrie, pourrait être vue comme une personnage central du récit.

" J'avais déjà donné leur nom à quatre personnes ; à chaque fois, cela les rendait si heureuses que je ne doutait plus de l'importance de la parole : elle prouvait aux individus qu'ils étaient là. J'en conclus qu'ils n'en étaient pas sûrs. Ils avaient besoin de moi pour le savoir. " (p. 49)

Amélie Nothomb nous illustre ici la puissance symbolique du langage, celle qui vise à inscrire l'autre dans une chaîne signifiante. C'est principalement Jacques Lacan qui évoque l'importance de l'instance symbolique dans l'évoluation psychique du jeune enfant. Le concept qu'il amène au cours de ses théorisations sera celui du nom du père, celui qui, entre autre, confère une identité au sujet. La question de la nomination et de la reconnaissance de l'autre est primordiale dans la constitution d'une identité subjective.
Au sein du roman, nous pouvons évidemment entendre que cette question, celle de la reconnaissance de l'autre s'avère jouer un rôle au premier plan car si l'héroïne en vient elle-même à nommer les choses, le début du récit semble nous indiquer qu'elle ne le fut nullement. Sa position initiale de " plante " serait intrinsèquement liée à ce constat des parents qu'elle n'est pas autre chose. C'est la question du désir des parents qui pointe alors son nez, désir qui s'avère déterminant dans l'établissement des bases narcissiques du jeune enfant. Ce dernier se construit dans les désirs de ses parents. On se doute alors des conséquences qui peuvent découler de tel ou tel désir, notamment les désirs mortifères.
D'une apparente légèreté, le livre que nous propose Amélie Nothomb trouve son origine dans une souffrance à vif inhérente à des expériences précoces qui la confrontèrent à la non-existence. Nous ne sommes nullement dans une comédie enfantine mais dans un drame qui nous confronte au pourquoi de la naissance.
L'extrait choisi ici ne semble nullement anodin car il nous présente le rapport que l'auteur entretient avec le langage, langage qui est le lien à l'autre, qui le fait exister, qui peut exercer une emprise sur cet autre, qui est une arme de vie mais également de mort. Il suffit de réfléchir à l'importance du langage chez Amélie Nothomb, on peut aisément saisir un lien possible.

" Kashima-san devint donc la deuxième gouvernante. Elle était le contraire de la première. Nishio-san était jeune, douce et gentille ; elle n'était pas jolie et venait d'un milieu pauvre et populaire. Kishima-san avait une cinquantaine d'années et était d'une beauté aussi aristocratique que ses origines : son magnifique visage nous regardait avec mépris. " (p. 62)

Le contraste entre les deux gouvernantes est pour le moins saisissant puisqu'une est parée de toutes les qualités qu'on peut attendre d'une femme de maison alors que l'autre, pour des raisons qui lui sont propres, faisait preuve d'une antipathie générale.
Un rapprochement clinique pourrait ainsi être fait avec les concepts de bonne mère et de mauvaise mère avancés par Mélanie Klein, psychanalyste anglaise. En effet, celle-ci nous explique qu'au cours de son développement précoce, l'enfant en vient à cliver le monde extérieur en deux afin de " faire le tri " entre ce qui lui est positif et ce qui lui est négatif. Ce clivage est un artifice psychique quelque peu grossier mais pour le moins efficace puisqu'il permet à l'enfant de créer une catégorisation pratique : il va éviter ou détruire le mauvais extérieur et se rapprocher du bon. Classiquement, la mauvaise mère renvoie à tout ce qui apparaît frustrant et désagréable à l'enfant alors que la bonne mère est celle qui apporte la satisfaction des besoins et désirs primaires.
Ce mécanisme psychique archaïque peut perdurer chez certaines personnes ou refaire surface dans certaines circonstances. Ceci provoque alors des impressions de menaces ou des impressions de bien-être intense.
La nette distinction entre les deux personnages maternels semble faire référence à ce qui, dans le psychisme, peut prendre place comme vision confortable.
Notons au passage comment la référence maternelle est déplacée sur les gouvernantes et non sur la mère biologique qui semble, en quelque sorte, " hors jeu ". La relation avec la mère se joue avec les employées japonaises.

" Au fond, elles ressemblaient à des Castafiore muettes, obèses et vêtues de fourreaux chatoyants. Les vêtements multicolores soulignent le ridicule des boudins, comme les tatouages bariolés font ressortir la graisse des gros lards. Il n'y avait pas plus disgracieux que ces carpes. Je n'étais pas mécontente qu'elles fussent le symboles des garçons. " (p. 97)

Le rôle joué par les carpes au sein du récit n'est nullement secondaire ; Amélie Nothomb en parle suffisamment pour que le lecteur en vienne à supposer qu'il y a beaucoup à en dire.
La première association qui est faite avec la carpe est une représentation de celle-ci dans le jardin de la famille Nothomb afin de symboliser la présence d'une fils. Cette " gloire en l'honneur " des garçons n'est pas sans poser question à la jeune Amélie.
L'héroïne s'interroge sur ce qui différencie un garçon d'une fille. S'en inquiétant auprès de son entourage proche, elle ne recevra aucune réponse satisfaisante. Elle décide alors de se confronter à la réalité de la chose, de se rendre au parc afin de découvrir les vraies carpes. S'ensuit alors une réaction de dégoût tellement marquée qu'elle sera interprétée comme une expression de joie. L'auteur n'est nullement avare de son ressenti à l'égard de ces poissons vénérable dont la bouche et la forme l'horrifie au plus haut point.
Il ne faut nullement être psychanalyste pour entendre que la carpe renvoie à ce qui différencie fondamentalement l'homme de la femme : le pénis.
La petit Amélie Nothomb, malgré son statut divin, constate que le garçon aurait quelque chose en plus qu'elle, ce qui lui parait d'autant plus insupportable qu'elle ne peut rien y changer. Cette abjection envers la carpe pourrait ainsi être reliée à l'envie de ne pas reconnaître la différence entre les deux sexes. Amélie veut également son fanion !
Notons cependant le rapport paradoxal que l'héroïne entretient avec les carpes qu'elle recevra : autant peut-elle être dégoûtée par sa petite famille (dont deux parents sexuellement castrés et un être divin), autant est-elle l'objet d'une fascination qui fera d'elle une fidèle nourricière.
Passons la relation qu'elle entretient avec Jésus, Marie et Joseph qui est susceptible de mettre en acte la relation que ses parents ont pu avoir avec elle pour nous intéresser un instant à la question de la bouche qui prend une place certaine dans les raisons du dégoût de la part de la petite fille.
En effet, la jeune héroïne du récit semble concentrer son attention sur la bouche des poissons, bouche avide de la nourriture qui leur est lancée. Nous retrouvons une thématique chère à Amélie Nothomb qui est celle de la relation à la nourriture et au corps obèse. De la relation à la mère transpire une angoisse pour le moins localisée autour des moments de nourriture. La description de la bouche qui bouche est celle d'une scène d'extrême violence où l'on croit deviner l'horreur d'une réengloutissement par cette bouche. C'est comme si, lorsque Amélie nourrit ses poissons, elle risque d'être elle-même absorbée par la gloutonnerie de la triade sacrée. Cette fascination pour cette bouche rejoint une fascination pour le vide qui n'est pas sans rappeler l'expérience dont Amélie Nothomb nous parlait dans " Stupeur et tremblements " lorsqu'elle " tombait dans le vide " du haut de l'immeuble dans lequel elle travaillait. Cette angoisse de se fondre au vide et d'y dissiper sa propre existence pourrait être rapprochée de la relation à cette bouche qui digère les aliments comme pourrait digérer la subjectivité de l'héroïne.
Cette relation au vide fonde ce qu'il peut en être des questions de la boulimie et de l'anorexie comme chemins d'expression des angoisses trouvant leur siège dans le lien mère-fille.
Nous voyons donc comment ce lien peut être porteur de questions mortifères à des sujets qui tenteront de trouver une solution dans des actions extérieures alors que l'enjeu ne l'est nullement.

" Puisque tu ne vivras pas toujours au Japon, puisque tu seras chassées du jardin, puisque tu perdras Nishio-san et la montagne, puisque ce qui t'as été donné te seras repris, tu as pour devoir de te rappeler ces trésors. Le souvenir a le même pouvoir que l'écriture […] " (p. 139)

La père de la petite Amélie lui annonce qu'ils vont quitter le Japon alors que cette terre est vécue comme la terre natale de l'héroïne. Cet attachement à la terre qui l'accueillit est encore bien présent actuellement puisqu'Amélie nous dit se sentir encore profondément japonaise. Les premières séparations sont probablement les plus douloureuses, les autres n'étant probablement que des reviviscences de ces pertes déchirantes.
Or, s'il faut accepter d'abandonner l'objet, le psychisme est doté de cette faculté qu'est la pensée, pensée qui manie le symbolisme, c'est-à-dire le procédé qui consiste à se représenter mentalement l'objet absent. Notre esprit peut ainsi se détacher de la réalité matérielle pour jouer avec les représentants qui renvoient à cette même réalité. L'absence des choses ou des personnes est alors rendue plus supportable puisqu'elles continuent à exister dans notre esprit. Amélie Nothomb fait un parallèle entre le souvenir et l'écriture. Dans les deux cas, il est question d'une trace : dans la mémoire ou sur un support matériel par le biais d'un langage codifié.